Tout a commencé par une banale petite annonce dans un journal spécialisé, genre
: " …cherche partenaire pour folles aventures, faites de poudre et de vierge, …
et plus si affinité. " C'était signé d'un homme que par discrétion nous
appellerons Pierre. Ca m'a tout de suite plu.
L'action se déroulera au Pakistan, histoire d'assurer le coté exotique. Il y
aura peu d'élus. Les américains parlant de chasser Saddam, arpenter un pays
résolument musulman en pleine guerre d'Irak, a de quoi calmer les ardeurs des
plus raisonnables. Et pour les autres, il leur en restera bien peu, quand le
froid et la fatigue auront fait leur oeuvre, mais c'est une autre histoire.
Les préparatifs
Pour l'instant, l'hiver tire à sa fin, la neige est déjà bien transformée et
tous les membres de cette drôle d'expédition se sont donnés rendez-vous à
l'entrée d'un petit village perdu au fin fond de la Maurienne, à Bonneval sur
Arc. C'est là que naquit l'amour de Pierre pour la montagne, mais pour nous
c'est le début de la fin. Attablés au seul bistrot du coin, nous regardons les
grands livres d'images qui nous parlent de là-bas, de ce pays magique, si loin
et si proche à la fois.
Retour à la réalité, il nous faut tester la progression avec une pulka prêtée
pour l'occasion. C'est une sorte de luge, avec une double barre en bambou ou en
métal qui nous relie à elle et nous permet de la diriger avec les bras. Lorsque
le terrain est plus facile, la pulka dont les barres sont attachées à une
ceinture de traction, suit toute seule (ou presque !).
Aujourd'hui, la pulka est chargée de la tente, nos duvets et quelques autres
bricoles, figurant bien le poids qu'elle aura là-bas, mais la piste que nous
remontons est damée, parcourue chaque jour par les skieurs, randonneurs,
raquetteurs et piétons, alors nous essayons d'en sortir un peu pour voir, et là
les choses se gâtent. Heureusement, il fait très beau.
Première nuit sous tente sur la neige, on commence par tasser soigneusement la
neige sous peine de se réveiller dans une cuvette, ensuite c'est le petit jeu de
construction pour dresser le dôme de la superbe North Face VE25, la tente
d'expédition par excellence, celle qu'on retrouve sur toutes les montagnes du
monde,… C'est peut-être un peu trop pour aller gravir le Col Girard, mais il n'y
a personne pour nous voir. La nuit est fraîche, froide même. Mon tapis se
dégonfle lentement, jusqu'à ce que le froid venant du sol vienne me réveiller.
Une à deux fois par nuit maximum, ça pourrait être pire. Sur les conseils d'un
ami j'ai pris ma bouteille de Yop, nickel, juste le bon diamètre. Il doit faire
-10°, -15°C peut-être. Pierre est persuadé que nous n'aurons pas si froid
là-bas, j'ai du mal à le croire et pourtant, à une nuit près, il avait raison.
La descente avec la pulka se révèle plutôt facile et ludique. Elle nous suit
bien dans les traces, elle pousse un peu même. Retour à la civilisation, le
grand départ est pour dans 15 jours.
Le voyage
Paris, aéroport Charles de Gaule, nos bagages excèdent " légèrement " le poids
autorisé, malgré des négociations préalables évidemment non écrites, nous avons
du mal à faire admettre aux employés au comptoir que la compagnie a accepté un
surplus de 60kg sans supplément. Finalement on arrive à joindre la bonne
personne au téléphone et tout se dénoue.
Islamabad, très tôt le matin. A cette heure affreusement matinale, les bagages
sont vite récupérés et les formalités d'immigration expédiées. Alors que les
Pakistanais chargés de quelques paquets font la queue, on vient nous chercher
avec nos chariots pleins pour nous éviter même le contrôle de douanes. Tant
mieux, nous évitons ainsi, les tracasseries administratives qu'aurait pû
provoquées notre téléphone satellite, classé au Pakistan comme matériel de
guerre. Quand aux saucissons... !
Un petit tour dans la ville nouvelle, capitale du Pakistan depuis la création de
ce pays, c'est à dire, il y a moins de 50 ans. La ville est construite au carré,
par blocs à l'américaine (euh ça, il ne faut peut-être pas leur dire !). Il y a
beaucoup d'espace et de la verdure. On peut admire la vue depuis les collines
situées au nord, car la ville est construite dans une plaine plate comme la
main. La vieille ville où nous logeons est plus sale, plus bruyante, plus
animé,… en un mot plus typique.
Les courses sont faites, les derniers éléments de notre paquetage sont
rassemblés, nous embarquons pour 16h de route dans un petit minibus, direction
la Chine par la seule route qui y mène, la fameuse KKH, KaraKoram Highway, qui
depuis Islamabad monte vers le nord en traversant les plaines puis en remontant
l'Indus alors que celui-ci a creusé une profonde gorge de 2000m de haut et
contourné par le nord le massif du Nangat Parbat. La KKH laisse partir à droite
l'Indus et la route qui mène à Skardu et la voilà bientôt à Gilgit. Une halte
bien méritée, mais peu reposante, car je suis la première victime de la faune
locale, syndrome classique du voyageur à l'étranger. Deux jours pour s'en
remettre, car après il faudra marcher. La route jusqu'à Karimabad, le royaume du
Prince Aga Kan est de toute beauté, les abricotiers sont en fleur et nous
longeons les parois impressionnantes du Rakaposhi, un presque 8000m qui dresse
sa monstrueuse barrière plus de 6000m au-dessus de la vallée et barre l'horizon
sur 15km de large.
Exit le petit bus, il nous faut du sérieux maintenant, une jeep toute rose (ça
fait sérieux une jeep rose, non). La piste longe une école en plein air. Un
poste de police enregistre les visiteurs étrangers qui viennent dans cette
vallée perdue : une quinzaine depuis le début de l'année. La piste serpente et
nous secoue, les ponts suspendus oscillent de façon inquiétante sous le poids de
la jeep bourrée à craquer de tout notre matériel. Il fait grand beau et le
paysage devient de plus en plus minéral. Terminus de la piste à 3200m dans le
dernier village habité de cette vallée. Il y vit peut-être 300 âmes, survit
devrais-je écrire, tant les conditions y semblent dures. L'agriculture s'y
pratique à l'aide de boeufs et d'un fagot de bois tiré par un homme afin de
briser les mottes. De petits canaux d'irrigation partent 200m plus haut d'un
torrent glaciaire pour être détourné vers les plaines alluvionnaires suspendues
100m au-dessus du fond de la vallée. Le glacier d'Hispar est là tout prêt,
tirant une langue monstrueuse. Il charie des tonnes de blocs, débris des sommets
qui l'entourent. Il forme comme un manteau masquant son coeur de glace noire et
retardant sa fin. La surface en est chaotique, la progression doit y être très
pénible.
Le trek d'approche
Le jour se lève. Une fois les sacs bouclés, chacun d'eux passe sous la balance
et les charges sont réparties entre les porteurs. Ils sont dix plus un aide
cuistot choisis par Shah Jahan Geer, notre guide pakistanais. La caravane
s'ébranle. Longue journée au cours de laquelle nous croisons de nombreuses
femmes de retour des hauteurs chargées d'impressionnants fagots de bois mort.
Deux yacks paissent paisiblement devant le Spantik, un 7000m assez connus des
montagnards pour son Pilier d'Or, fait de marbre jaune et haut comme 3 faces
nord de nos Grandes Jorasses et qui n'a encore cédé qu'à deux cordées. Nous
traversons le torrent issu du glacier sur une passerelle de bois qui a remplacé
l'antique caisse de bois suspendue à un câble. Tous les récits décrivaient avec
émotion cette traversée épique, trop tard pour nous, la page est tournée, le
modernisme est passé par-là. L'itinéraire s'élève sur les moraines latérales du
glacier. Le paysage est minéral, à peine quelques herbes et deux ou trois
buissons épineux. Le sentier est assez bon. La caravane s'étale. Pour les
porteurs lourdement chargés, les pauses sont assez fréquentes. L'altitude se
fait sentir et nous coupe un peu le souffle, je n'arrive plus à parler, c'est
grave !
Le jour décline. Au détour du sentier, un large glacier coupe notre route. Il
est issu d'un bassin glaciaire noyé dans l'ombre, enchâssé entre trois
mastodontes de près de 8000m. Nous avons dépassé depuis une heure le dernier
lieu de campement possible. Ici il n'y a ni eau ni lieu pour dresser la tente.
Il nous faut continuer. Sur l'autre rive des cabanes de pierres sèches utilisées
par les bergers, offriront un abri confortable aux porteurs. Mais un mur de
terre et de rochers instables défend l'accès du glacier. Les porteurs ont déjà
filé devant avec leurs bottes coupées ou leurs chaussures trouées, leur aisance
est impressionnante. La terre durcie et saupoudrée de graviers semble vouloir
nous précipiter en bas. La pente se fait encore plus raide. Pierre armé d'un
piolet, taille des marches au mieux. Les plus agiles sont déjà en bas, quand
soudain la bouteille de gaz quitte le harnachement de son porteur et dégringole
en ricochant en direction des premiers porteurs. Certains se plaquent derrière
de gros blocs, tous sont plutôt inquiets, mais il ne se passe rien, la bouteille
rebondit plusieurs fois, elle finira cabossée mais en état de marche, ouf !
Le soleil est couché ou presque, nous prenons pied sur le glacier chahuté et
recouvert de blocs glissants sur la glace noire. Nous traversons ce labyrinthe
au jugé pour atteindre le pied de la moraine d'en face qui est moins raide,
heureusement. Au-dessus, un grand plateau, avec du sable et un petit ruisseau
qui se promène, nous sommes à l'altitude du sommet de l'aiguille du Midi, il y a
un peu de vent. Le campement est vite monté, tout est calme. Cette fois
l'aventure a vraiment démarré. Et dans ce cadre grandiose, notre cuisinier est
ravi de nous servir un plat bien insolite pour l'endroit : des frites.
Second jour du trek, le plafond est bas, le ciel est gris. La caravane s'ébranle
en silence. Nous marchons le long de la moraine en balcon au-dessus d'une
gigantesque mer déchaînée mais figée. Un nouvel affluent glaciaire à traverser,
à peine plus facile que le premier, et nous remontons sur la moraine. Un nouvel
abri pour berger fait la joie des porteurs qui s'y entassent et allument un feu
pour faire cuire leurs galettes de pain. Il neigeote faiblement. Une superbe
pelouse alpine, d'un beau vert, nous entoure. Peu après le déjeuner, alors que
nous grimpons sans fin le long d'une moraine latérale à la recherche d'un
passage, la confusion s'installe entre les porteurs et notre guide. Les uns
prétendent que le passage dans les pentes raides et terreuses en contrebas,
s'est écroulé, et qu'il nous faut monter au-dessus de la chute de séracs, sur un
replat du glacier latéral. Le replat promis n'arrive pas. Des séracs
fantomatiques aperçus à travers les bancs de brumes, ont raison de notre
confiance : demi-tour. Tout en bas, au centre du glacier d'Hispar, Pierre pense
apercevoir, une sorte de vallée enneigée alors que partout ailleurs, le glacier
n'est que vagues de glace recouvertes d'amas de blocs. Aussi pendant que nos
guides vont repérer et jalonner un passage jusque là-bas nous montons le camp et
attendons sous la neige qui tombe maintenant de façon continue.
Au petit matin, il y a 30cm de neige fraîche accumulée, il fait toujours gris,
nous faisons nos adieux au cuisinier et son aide et nous entamons la descente
dans la moraine raide pour tenter d'atteindre la vallée promise. Pierre sort
même la corde, mais les porteurs l'ignorent superbement, ils sont ici chez eux
et ces blocs instables recouverts de neige fraîche, ne les déstabilisent
nullement malgré les 15 à 20kg de leur charge. Nous faisons nos premiers pas sur
le glacier d'Hispar. La navigation dans le brouillard qui s'épaissit n'est pas
simple et il est heureux que Pierre et Jahan Geer aient pris la peine la veille
en revenant, de construire quelques cairns, car leur traces de pas ont été
totalement recouvertes par le neige fraîche. Le temps s'écoule lentement, la
marche est pénible, car la neige dissimule les blocs irréguliers et les trous
qui forment autant de pièges pour les premiers. Il neige de nouveau, assez fort
même, mais la vallée est en vue. Les charges sont déballées, nous préparons les
pulkas et les skis, car c'est l'heure de quitter les porteurs. Jahan Geer a des
états d'âme, il a peur. Il n'a jamais fait de ski de sa vie et tout ses copains
l'ont traité de fou de vouloir traverser en hiver le col d'Hispar. Pierre use de
diplomatie pour le convaincre de venir quand même. Il n'est indispensable ni
pour l'itinéraire, ni pour ses compétences en alpinisme. Il est venu, invité par
Pierre, pour découvrir cette forme d'expédition. Mais pour la sécurité d'un raid
de dix jours en complète autonomie, nous ne serons pas trop de quatre. De plus
tout le matériel, la nourriture, l'essence des réchauds, les tentes, a été
calculé et conditionné pour une équipe de quatre. Malgré la neige qui n'arrête
pas et l'incertitude réelle sur les difficultés que cette traversée va
présenter, Jahan Geer se laisse finalement convaincre, ouf ! C'est néanmoins
avec un sentiment mitigé que nous regardons s'éloigner les porteurs. Nous étions
venus pour cela, mais cela ressemble à une porte qui se condamne derrière nous.
Il nous serait impossible sans abandonner la quasi-totalité du matériel de
rebrousser chemin par nos propres moyens, la sortie est devant, on nous attend
de l'autre coté.
Montée vers le col ou la Descente aux Enfers
Nous voilà partis. Impatient d'en découdre, je pars devant, cherchant le
meilleur passage dans ce labyrinthe. Il nous faut longer le torrent
sub-glaciaire à demi gelé sans y faire basculer la pulka. Il serpente et ses
méandres donnent du fil à retordre aux skieurs et surtout à leur attelage qui
manifestement rechigne à tourner. Il neige toujours, nous longeons quelques
petits murs de glace ornés de stalactites. Les blocs erratiques se font plus
rares. Déjà trois heures que nous ahanons, le soir tombe, nous dressons le camp.
Le GPS est formel : nous n'avons fait que 2 Km skis aux pieds.
Au lever du jour, la neige fraîche a recouvert nos skis et presque nos pulkas.
Il en est tombé un mètre en deux jours. Petit jeu du matin, après le démontage
des tentes, retrouver ses skis et ses bâtons… les jours suivants, on ne nous y
reprendra plus, ils seront bien rangés sous la pulka. Nos vestes et pantalons
sont encore trempés de la veille, mais un petit vent frais sous un ciel gris, va
nous faire sécher tout cela. Journée morne, dont il ne me reste que peu de
souvenirs. Nous n'avons gagné que 4km, tant la trace était difficile avec notre
lourd chargement.
Le lendemain rien n'a changé. Nous avançons tels des boeufs tirant leur charrue.
La neige est profonde et nos pulkas y tracent un véritable sillon aussi profond
que large. De temps à autre une vague de glace ou un petit lac glaciaire nous
contraint à tracer dans une pente en dévers. Mais voilà, la pulka a un caractère
joueur. Comme les enfants qui aiment à se rouler sur les talus d'herbe verte,
elle aime à partir en tonneaux sur les pentes enneigées. Le brancard qui nous y
relie, a du mal à suivre le mouvement, le voilà qui part en vrille et tente de
nous envoyer le nez dans la neige. Stop ! Commence un petit cérémonial :
détacher la ceinture du brancard, faire marche arrière. Notez que nos skis munis
de peaux anti-recul y mettent beaucoup de mauvaise volonté. Nous voilà courbés
en deux, tirant, poussant, s'escrimant à remettre la pulka à l'endroit. Et
lorsque c'est fait, elle est toujours en dévers et souvent à coté de la trace.
D'ailleurs, elle se montre très peu coopérative pour y retourner. Il faut
empoigner les montants du brancard, faire bras de levier pour s'opposer à une
nouvelle roulade, tout en sortant soi-même de la trace afin d'y ramener la
pulka. Et bien sûr quand elle y revient, elle tente d'y verser au lieu d'y
descendre gentiment … Je vous avais bien dit que la pulka a un caractère joueur
! La première fois on rit un peu, mais à la trentième beaucoup moins, je crois
même avoir un peu juré et je n'étais pas le seul.
Il fait gris depuis le matin, lorsqu'enfin le soleil sort des nuages et les
sommets avec. Le paysage est superbe, immense et comme lavé par toute cette
neige immaculée. La température monte en flèche, strip-tease improvisé allongé
sur la pulka, le collant est franchement de trop, une heure plus tard, je
recommence, ce coup-ci, exit le sur-pantalon Gore-Tex, un petit pantalon d'été
sera plus que suffisant. Mais avec la chaleur, la neige commence à coller
sérieusement. Pause déjeuner et tentative désespérée de faire glisser ces
fichues pulkas à coup de fart et de savon. On sent un mieux. Mais voici que le
glacier se complique, les vagues se creusent, nous sommes contraints à
d'amusantes montées et descentes. Enfin amusantes pour ceux qui regardent car
les chutes ne manquent pas de piquant, lorsque la pulka un peu pressée, renverse
son conducteur et sans complexe lui passe sur le corps. Il fait maintenant grand
beau. La neige qui s'est tassée et a durci sous l'effet d'un petit vent frais,
laisse bien glisser nos pulkas. Les jurons sont oubliés, on profite tous, chacun
dans ses pensées, de ce moment de calme et de plaisir dans ce paysage somptueux.
Derrière nous le troisième affluent, le Yatmaru Glacier, au sud une barrière de
6000m sans nom, la lumière est belle. Les appareils photos crépitent. Les duvets
sèchent au soleil. On fait bien d'en profiter.
Au petit matin, le ciel est voilé. Les crevasses semblent barrer tout le glacier
et nous passons deux heures à tourner Pierre et moi, chacun de notre coté, pour
trouver un passage. Les petits raidillons déséquilibrent Jahan Geer. Sentant son
inexpérience, ses skis refusent d'accrocher. Juste à coté, les 50kg de Christine
peinent à faire le poids contre les 45kg de sa pulka. Quand enfin nous
atteignons une zone moins chahutée, le jour blanc s'est installé. Pierre
légèrement en avant du groupe, disparaît soudain, suivi aussitôt par sa pulka à
pleine vitesse. Il est à plat ventre dans la neige deux mètres sous la trace,
avec sa pulka qui l'ayant survolé, s'est fichée, nez dans la neige. Plus de peur
que de mal. Mais la crainte que cela se reproduise, ne quittera plus l'homme de
tête de toute la journée. Et l'homme de tête, ce sera-moi : hasard ou nécessité
? En l'occurence vers 16h, alors que nous traversons un quatrième glacier
affluent sur des lames de glace de plus en plus effilées, ma pulka décide sans
me demander mon avis, de prendre la tangente. Déséquilibré, incapable de la
remonter, avec cette neige gelée où mes skis ne trouvent que peu d'accroche, je
suis contraint de m'en séparer et de la laisser filer six mètres plus bas, dans
un sillon heureusement large et plat. Puisqu'elle a choisi, nous y monterons le
camp. D'ailleurs ses trois copines suivront la même trajectoire, éjectant
parfois dans leur tonneaux, quelques boites et paquets de gâteaux. Il commence à
neiger et cela va durer 36 heures. Nous ne quittons pas la tente, sauf pour la
soulager des kilos de neige qui la font s'affaisser. Un peu de lecture, on boit,
on mange, on dort et on recommence. Le moral est atteint, car en cinq jours nous
n'avons parcouru que 17km, alors que nous espérions en faire 40 et avoir atteint
le col d'Hispar. Nous sommes au confluent des glaciers du Khani Basa et
d'Hispar. Conseil de guerre et décision commune, cap sur le col, on continue. Il
est tombé au total un mètre de neige fraîche. Il faut vraiment être "bœufs" pour
venir tirer sa pulka par ici. Allez encore 5km dans la bonne direction, enfin
sans compter les zigzags. Il neige à nouveau. A la faveur d'une éclaircie, nous
apercevons une large barrière de séracs qui barre la dernière pente plus raide
menant au col. A droite sur une banquette incertaine exposée aux avalanches ou à
gauche au milieu des trous béants, am-stram-gram-pic-et-pic-et-col-et-gram ! La
nuit porte conseil, ce sera à gauche. Je vous passe la neige profonde, la pente
raide et l'inadaptabilité des pulkas au grand art de la conversion, pour vous
dire qu'on en a ch.é. Mais il me faut ajouter que Pierre a été parfait au cours
de cette étape critique et décisive. Volontaire, confiant, optimiste même, il le
fut pour nous quatre réunis. Il a tracé huit heures durant un chemin régulier et
petit à petit nous a conduit de bosse en bosse, au sommet de la chute de séracs,
en vue du col qui nous semblait tout proche, à l'altitude magique de 5000m. Le
moral était revenu, le col semblait maintenant à notre portée : la délivrance
après tant de doutes.
Le " Summit Day "
La nuit fut étoilée et froide. -12°C dans la tente, probablement -20° dehors, si
ce n'est moins. Le lever de soleil est grandiose, le ciel est sans nuage, les
presque 8000m s'allongent à l'horizon, enfin sortis de la crasse. Ils sont tous
là, ceux dont on a longé les pieds et maudit les débris. Nous partons le cœur
joyeux, le but est proche. Enfin, il nous semblera " proche " trois heures
durant, pourtant nous avançons sans une pause, sur une neige glissante avec des
pulkas enfin assagies, c'est à n'y rien comprendre. A l'horizon, le Baintha
Brakk, aussi appelé l'Ogre, oscille au-dessus de la ligne blanche du col. Il
monte, descend, disparaît presque, puis remonte, au gré des creux et des bosses
imperceptibles du glacier que nous suivons tels des fourmis dans ce grand désert
blanc. Enfin, il émerge pour de bon, on aperçoit le bas de sa face nord qui
baigne dans le " Snow Lake ", le fameux " lac de neige " visité par Conway en
1892. Nous tombons dans les bras les uns des autres, félicitations et photo de
groupe de rigueur.
Les expéditions qui ont traversé ce col en saison hivernale se comptent sur les
doigts de la main. Christine est très probablement la première femme et Jahan
Geer le premier Pakistanais. Cependant chaque été le col voit passer une
centaine de trekkeurs et les Baltis passaient autrefois par là pour venir
dérober des chevaux à leur riches voisins.
Mais devant, ce n'est pas encore gagné, la pente plonge, dérobant aux regards la
suite de l'itinéraire, et ce qu'elle laisse voir sur la gauche est une
terrifiante chute de séracs, proprement infranchissable. Nous nous engageons au
centre et pour la première fois les pulkas cessent de traîner les pieds, elles
nous pousseraient presque dans leur hâte à redescendre. Nous faisons quelques
grands virages entre des dépressions peu dangereuses. Comme la veille nous
sommes encordés deux par deux, ainsi que nos pulkas. La pente augmente encore un
peu, l'équivalent d'une piste rouge tout au plus, cependant la neige profonde
s'alourdit sous l'effet du soleil et la pulka complique les choses. Quelques
chutes plus tard et un aller retour supplémentaire pour les plus à l'aise afin
de descendre les pulkas, nous nous étalons au soleil, au-delà des difficultés,
savourant le cadre unique. Camping 5 étoiles à l'altitude du Mont Blanc, sur le
fameux " Snow Lake ", en fait à la confluence de deux bassins glaciaires
quasiment plats, chacun de 15km de long et 6 de large.
La descente
S'il ne fallait garder qu'un seul jour en souvenir, ce serait certainement
celui-là : une tempête de ciel bleu, une neige immaculée, un festival
d'aiguilles de granit, entaillées de couloirs de neige, une impression
d'immensité à vous couper le souffle et un coucher de soleil somptueux aux
couleurs chaudes.
Après on retourne à la routine, ciel gris, neige, neige et neige. Encore 24h de
repos forcé, il neige toujours mais on nous attend, alors en route… Voici le
lieu du rendez-vous avec nos porteurs venus d'Askole pour nous aider à
redescendre notre matériel dans la vallée. Malheureusement le glacier de nouveau
plus chahuté ne permet pas de le rejoindre à skis. Pied à terre, nous revoilà
simples marcheurs et il nous faut faire des allers-retours dans les méandres de
crevasses et de rochers instables pour rejoindre la moraine où nous dressons le
camp. Au matin les quatre porteurs nous ont rejoints. Et oui, quatre suffisent
alors qu'ils étaient dix pour monter. Comme il fait beau de nouveau et que nous
avons le temps, les porteurs font quelques essais improvisés sur nos skis, peu
de chutes mais de nombreux déséquilibres miraculeusement rattrapés. Dernière
langue de neige où nous tirons les pulkas et dernier campement sur la glace.
Pour finir le trek, une très longue marche, sur le glacier couvert de roches,
les moraines instables puis enfin la plaine et ses sentiers civilisés. Askole,
premier ou dernier village habité suivant que l'on descend ou remonte cette
vallée du bout du monde, a vu défiler de nombreux occidentaux, puisqu'il est le
point de départ vers le célèbre K2 et les moins connus, Broad Peak, Hidden Peak,
Gasherbrum et tours du Trango. Cependant la saison des expéditions n'a pas
encore commencé et nous sommes les premiers étrangers de l'année, le premier
succès aussi. En contrebas du village, la route arrive depuis seulement quelques
années, et elle n'est pas praticable tout les jours. D'ailleurs deux jours avant
notre arrivée, plusieurs éboulements liés aux précipitations l'ont coupée en
quatre points. Elle ne serait pas encore rouverte, il va nous falloir attendre.
L'ambiance au campement est morose, Pierre part aux nouvelles. Sur ces
entre-faits un pakistanais avenant s'approche de nos tentes, tout content de
nous voir. Il arrive juste de Skardu avec sa jeep et est chargé par l'agence de
nous ramener. En fait nul ne sait encore à Islamabad que nous avons réussi. Et
le chauffeur qui devait avoir des doutes sur nos chances d'y parvenir, nous
félicite chaleureusement. Nous sommes, nous aussi, ravis de le voir, car cela
signifie que la piste est de nouveau praticable. En fait, elle sert pour
l'approvisionnement des troupes stationnées sur le plus haut champ de bataille
du monde, aux confins du glacier du Baltoro et du Siachem, une zone du Cachemire
que se dispute l'Inde et le Pakistan. Du coup, l'armée qui avait planifié un
approvisionnement a mis les bouchées doubles pour la remettre en état au plus
vite. C'est une superbe piste, qui chemine à flanc de canyon. La lumière du
matin est très belle. Les premiers îlots de verdure blottis dans un creux de
vallée nous impressionnent beaucoup après 15 jours de traversée d'un désert
minéral et glacé. Encore sept heures de piste cahotiques et nous sommes à
Skardu, logés dans le motel historique de toutes les grandes expéditions. Les
murs sont couverts de photos, d'articles de journaux et de cartes postales
relatant les aventures de ceux qui ont séjournées ici. Au pied de la terrasse,
l'Indus s'écoule paisiblement. L'atmosphère est à la sérénité.
Nous sommes chanceux, il fait grand beau, l'avion pourra décoller, nous
épargnant 20 heures de bus plutôt éprouvantes jusqu'à Islamabad. L'aéroport se
situe dans une vallée assez large, mais bordé de très hautes montagnes. Aussi
l'avion a-t-il à peine décollé, qu'il tourne déjà et dans une spirale s'élève à
l'aplomb de la ville. Au loin à l'est le K2 n'est qu'un petit sommet parmi la
multitude, à l'ouest un autre 8000m célèbre, le Nangat Parbat, surnommé le
mangeur d'hommes, forme comme un dernier îlot avant la plaine. Si les hublots
des avions de la Pakistan Airlines n'étaient pas si rayés, vous auriez vous
aussi pu profiter de ce somptueux décor à travers mes photos.
Tout au long du retour, d' Askole à Islamabad, Jahan Geer retrouve ses amis qui
l'avait traité de fou avant son départ. Tous sont très impressionnés par notre
succès. Jahan Geer, petit guide, venu au métier sur le tard, est dorénavant un
héros parmi ses pairs. Même un journaliste de Peshawar vient longuement nous
interviewer pour écrire un article sur notre traversée. Dernier jour de tourisme
à la mosquée Faysal et c'est le retour en France, la tête pleine de souvenirs.
Mais dans l'avion, déjà je rêve d'une autre traversée à ski, au coeur des
glaciers perdus entre Chine et Pakistan. Un jour peut-être...
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