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Le Karakorum à ski : traversée Hispar-Biafo - Pakistan, 2003
Ecrit par Vincent Dumas  


Tout a commencé par une banale petite annonce dans un journal spécialisé, genre : " …cherche partenaire pour folles aventures, faites de poudre et de vierge, … et plus si affinité. " C'était signé d'un homme que par discrétion nous appellerons Pierre. Ca m'a tout de suite plu.
L'action se déroulera au Pakistan, histoire d'assurer le coté exotique. Il y aura peu d'élus. Les américains parlant de chasser Saddam, arpenter un pays résolument musulman en pleine guerre d'Irak, a de quoi calmer les ardeurs des plus raisonnables. Et pour les autres, il leur en restera bien peu, quand le froid et la fatigue auront fait leur oeuvre, mais c'est une autre histoire.

 

Les préparatifs


Pour l'instant, l'hiver tire à sa fin, la neige est déjà bien transformée et tous les membres de cette drôle d'expédition se sont donnés rendez-vous à l'entrée d'un petit village perdu au fin fond de la Maurienne, à Bonneval sur Arc. C'est là que naquit l'amour de Pierre pour la montagne, mais pour nous c'est le début de la fin. Attablés au seul bistrot du coin, nous regardons les grands livres d'images qui nous parlent de là-bas, de ce pays magique, si loin et si proche à la fois.
Retour à la réalité, il nous faut tester la progression avec une pulka prêtée pour l'occasion. C'est une sorte de luge, avec une double barre en bambou ou en métal qui nous relie à elle et nous permet de la diriger avec les bras. Lorsque le terrain est plus facile, la pulka dont les barres sont attachées à une ceinture de traction, suit toute seule (ou presque !).

Aujourd'hui, la pulka est chargée de la tente, nos duvets et quelques autres bricoles, figurant bien le poids qu'elle aura là-bas, mais la piste que nous remontons est damée, parcourue chaque jour par les skieurs, randonneurs, raquetteurs et piétons, alors nous essayons d'en sortir un peu pour voir, et là les choses se gâtent. Heureusement, il fait très beau.

Première nuit sous tente sur la neige, on commence par tasser soigneusement la neige sous peine de se réveiller dans une cuvette, ensuite c'est le petit jeu de construction pour dresser le dôme de la superbe North Face VE25, la tente d'expédition par excellence, celle qu'on retrouve sur toutes les montagnes du monde,… C'est peut-être un peu trop pour aller gravir le Col Girard, mais il n'y a personne pour nous voir. La nuit est fraîche, froide même. Mon tapis se dégonfle lentement, jusqu'à ce que le froid venant du sol vienne me réveiller. Une à deux fois par nuit maximum, ça pourrait être pire. Sur les conseils d'un ami j'ai pris ma bouteille de Yop, nickel, juste le bon diamètre. Il doit faire -10°, -15°C peut-être. Pierre est persuadé que nous n'aurons pas si froid là-bas, j'ai du mal à le croire et pourtant, à une nuit près, il avait raison. La descente avec la pulka se révèle plutôt facile et ludique. Elle nous suit bien dans les traces, elle pousse un peu même. Retour à la civilisation, le grand départ est pour dans 15 jours.

 

Le voyage


Paris, aéroport Charles de Gaule, nos bagages excèdent " légèrement " le poids autorisé, malgré des négociations préalables évidemment non écrites, nous avons du mal à faire admettre aux employés au comptoir que la compagnie a accepté un surplus de 60kg sans supplément. Finalement on arrive à joindre la bonne personne au téléphone et tout se dénoue.

Islamabad, très tôt le matin. A cette heure affreusement matinale, les bagages sont vite récupérés et les formalités d'immigration expédiées. Alors que les Pakistanais chargés de quelques paquets font la queue, on vient nous chercher avec nos chariots pleins pour nous éviter même le contrôle de douanes. Tant mieux, nous évitons ainsi, les tracasseries administratives qu'aurait pû provoquées notre téléphone satellite, classé au Pakistan comme matériel de guerre. Quand aux saucissons... !

Un petit tour dans la ville nouvelle, capitale du Pakistan depuis la création de ce pays, c'est à dire, il y a moins de 50 ans. La ville est construite au carré, par blocs à l'américaine (euh ça, il ne faut peut-être pas leur dire !). Il y a beaucoup d'espace et de la verdure. On peut admire la vue depuis les collines situées au nord, car la ville est construite dans une plaine plate comme la main. La vieille ville où nous logeons est plus sale, plus bruyante, plus animé,… en un mot plus typique.
Les courses sont faites, les derniers éléments de notre paquetage sont rassemblés, nous embarquons pour 16h de route dans un petit minibus, direction la Chine par la seule route qui y mène, la fameuse KKH, KaraKoram Highway, qui depuis Islamabad monte vers le nord en traversant les plaines puis en remontant l'Indus alors que celui-ci a creusé une profonde gorge de 2000m de haut et contourné par le nord le massif du Nangat Parbat. La KKH laisse partir à droite l'Indus et la route qui mène à Skardu et la voilà bientôt à Gilgit. Une halte bien méritée, mais peu reposante, car je suis la première victime de la faune locale, syndrome classique du voyageur à l'étranger. Deux jours pour s'en remettre, car après il faudra marcher. La route jusqu'à Karimabad, le royaume du Prince Aga Kan est de toute beauté, les abricotiers sont en fleur et nous longeons les parois impressionnantes du Rakaposhi, un presque 8000m qui dresse sa monstrueuse barrière plus de 6000m au-dessus de la vallée et barre l'horizon sur 15km de large.

Exit le petit bus, il nous faut du sérieux maintenant, une jeep toute rose (ça fait sérieux une jeep rose, non). La piste longe une école en plein air. Un poste de police enregistre les visiteurs étrangers qui viennent dans cette vallée perdue : une quinzaine depuis le début de l'année. La piste serpente et nous secoue, les ponts suspendus oscillent de façon inquiétante sous le poids de la jeep bourrée à craquer de tout notre matériel. Il fait grand beau et le paysage devient de plus en plus minéral. Terminus de la piste à 3200m dans le dernier village habité de cette vallée. Il y vit peut-être 300 âmes, survit devrais-je écrire, tant les conditions y semblent dures. L'agriculture s'y pratique à l'aide de boeufs et d'un fagot de bois tiré par un homme afin de briser les mottes. De petits canaux d'irrigation partent 200m plus haut d'un torrent glaciaire pour être détourné vers les plaines alluvionnaires suspendues 100m au-dessus du fond de la vallée. Le glacier d'Hispar est là tout prêt, tirant une langue monstrueuse. Il charie des tonnes de blocs, débris des sommets qui l'entourent. Il forme comme un manteau masquant son coeur de glace noire et retardant sa fin. La surface en est chaotique, la progression doit y être très pénible.

 

Le trek d'approche


Le jour se lève. Une fois les sacs bouclés, chacun d'eux passe sous la balance et les charges sont réparties entre les porteurs. Ils sont dix plus un aide cuistot choisis par Shah Jahan Geer, notre guide pakistanais. La caravane s'ébranle. Longue journée au cours de laquelle nous croisons de nombreuses femmes de retour des hauteurs chargées d'impressionnants fagots de bois mort. Deux yacks paissent paisiblement devant le Spantik, un 7000m assez connus des montagnards pour son Pilier d'Or, fait de marbre jaune et haut comme 3 faces nord de nos Grandes Jorasses et qui n'a encore cédé qu'à deux cordées. Nous traversons le torrent issu du glacier sur une passerelle de bois qui a remplacé l'antique caisse de bois suspendue à un câble. Tous les récits décrivaient avec émotion cette traversée épique, trop tard pour nous, la page est tournée, le modernisme est passé par-là. L'itinéraire s'élève sur les moraines latérales du glacier. Le paysage est minéral, à peine quelques herbes et deux ou trois buissons épineux. Le sentier est assez bon. La caravane s'étale. Pour les porteurs lourdement chargés, les pauses sont assez fréquentes. L'altitude se fait sentir et nous coupe un peu le souffle, je n'arrive plus à parler, c'est grave !

Le jour décline. Au détour du sentier, un large glacier coupe notre route. Il est issu d'un bassin glaciaire noyé dans l'ombre, enchâssé entre trois mastodontes de près de 8000m. Nous avons dépassé depuis une heure le dernier lieu de campement possible. Ici il n'y a ni eau ni lieu pour dresser la tente. Il nous faut continuer. Sur l'autre rive des cabanes de pierres sèches utilisées par les bergers, offriront un abri confortable aux porteurs. Mais un mur de terre et de rochers instables défend l'accès du glacier. Les porteurs ont déjà filé devant avec leurs bottes coupées ou leurs chaussures trouées, leur aisance est impressionnante. La terre durcie et saupoudrée de graviers semble vouloir nous précipiter en bas. La pente se fait encore plus raide. Pierre armé d'un piolet, taille des marches au mieux. Les plus agiles sont déjà en bas, quand soudain la bouteille de gaz quitte le harnachement de son porteur et dégringole en ricochant en direction des premiers porteurs. Certains se plaquent derrière de gros blocs, tous sont plutôt inquiets, mais il ne se passe rien, la bouteille rebondit plusieurs fois, elle finira cabossée mais en état de marche, ouf !

Le soleil est couché ou presque, nous prenons pied sur le glacier chahuté et recouvert de blocs glissants sur la glace noire. Nous traversons ce labyrinthe au jugé pour atteindre le pied de la moraine d'en face qui est moins raide, heureusement. Au-dessus, un grand plateau, avec du sable et un petit ruisseau qui se promène, nous sommes à l'altitude du sommet de l'aiguille du Midi, il y a un peu de vent. Le campement est vite monté, tout est calme. Cette fois l'aventure a vraiment démarré. Et dans ce cadre grandiose, notre cuisinier est ravi de nous servir un plat bien insolite pour l'endroit : des frites.

Second jour du trek, le plafond est bas, le ciel est gris. La caravane s'ébranle en silence. Nous marchons le long de la moraine en balcon au-dessus d'une gigantesque mer déchaînée mais figée. Un nouvel affluent glaciaire à traverser, à peine plus facile que le premier, et nous remontons sur la moraine. Un nouvel abri pour berger fait la joie des porteurs qui s'y entassent et allument un feu pour faire cuire leurs galettes de pain. Il neigeote faiblement. Une superbe pelouse alpine, d'un beau vert, nous entoure. Peu après le déjeuner, alors que nous grimpons sans fin le long d'une moraine latérale à la recherche d'un passage, la confusion s'installe entre les porteurs et notre guide. Les uns prétendent que le passage dans les pentes raides et terreuses en contrebas, s'est écroulé, et qu'il nous faut monter au-dessus de la chute de séracs, sur un replat du glacier latéral. Le replat promis n'arrive pas. Des séracs fantomatiques aperçus à travers les bancs de brumes, ont raison de notre confiance : demi-tour. Tout en bas, au centre du glacier d'Hispar, Pierre pense apercevoir, une sorte de vallée enneigée alors que partout ailleurs, le glacier n'est que vagues de glace recouvertes d'amas de blocs. Aussi pendant que nos guides vont repérer et jalonner un passage jusque là-bas nous montons le camp et attendons sous la neige qui tombe maintenant de façon continue.

Au petit matin, il y a 30cm de neige fraîche accumulée, il fait toujours gris, nous faisons nos adieux au cuisinier et son aide et nous entamons la descente dans la moraine raide pour tenter d'atteindre la vallée promise. Pierre sort même la corde, mais les porteurs l'ignorent superbement, ils sont ici chez eux et ces blocs instables recouverts de neige fraîche, ne les déstabilisent nullement malgré les 15 à 20kg de leur charge. Nous faisons nos premiers pas sur le glacier d'Hispar. La navigation dans le brouillard qui s'épaissit n'est pas simple et il est heureux que Pierre et Jahan Geer aient pris la peine la veille en revenant, de construire quelques cairns, car leur traces de pas ont été totalement recouvertes par le neige fraîche. Le temps s'écoule lentement, la marche est pénible, car la neige dissimule les blocs irréguliers et les trous qui forment autant de pièges pour les premiers. Il neige de nouveau, assez fort même, mais la vallée est en vue. Les charges sont déballées, nous préparons les pulkas et les skis, car c'est l'heure de quitter les porteurs. Jahan Geer a des états d'âme, il a peur. Il n'a jamais fait de ski de sa vie et tout ses copains l'ont traité de fou de vouloir traverser en hiver le col d'Hispar. Pierre use de diplomatie pour le convaincre de venir quand même. Il n'est indispensable ni pour l'itinéraire, ni pour ses compétences en alpinisme. Il est venu, invité par Pierre, pour découvrir cette forme d'expédition. Mais pour la sécurité d'un raid de dix jours en complète autonomie, nous ne serons pas trop de quatre. De plus tout le matériel, la nourriture, l'essence des réchauds, les tentes, a été calculé et conditionné pour une équipe de quatre. Malgré la neige qui n'arrête pas et l'incertitude réelle sur les difficultés que cette traversée va présenter, Jahan Geer se laisse finalement convaincre, ouf ! C'est néanmoins avec un sentiment mitigé que nous regardons s'éloigner les porteurs. Nous étions venus pour cela, mais cela ressemble à une porte qui se condamne derrière nous. Il nous serait impossible sans abandonner la quasi-totalité du matériel de rebrousser chemin par nos propres moyens, la sortie est devant, on nous attend de l'autre coté.

 

Montée vers le col ou la Descente aux Enfers


Nous voilà partis. Impatient d'en découdre, je pars devant, cherchant le meilleur passage dans ce labyrinthe. Il nous faut longer le torrent sub-glaciaire à demi gelé sans y faire basculer la pulka. Il serpente et ses méandres donnent du fil à retordre aux skieurs et surtout à leur attelage qui manifestement rechigne à tourner. Il neige toujours, nous longeons quelques petits murs de glace ornés de stalactites. Les blocs erratiques se font plus rares. Déjà trois heures que nous ahanons, le soir tombe, nous dressons le camp. Le GPS est formel : nous n'avons fait que 2 Km skis aux pieds.

Au lever du jour, la neige fraîche a recouvert nos skis et presque nos pulkas. Il en est tombé un mètre en deux jours. Petit jeu du matin, après le démontage des tentes, retrouver ses skis et ses bâtons… les jours suivants, on ne nous y reprendra plus, ils seront bien rangés sous la pulka. Nos vestes et pantalons sont encore trempés de la veille, mais un petit vent frais sous un ciel gris, va nous faire sécher tout cela. Journée morne, dont il ne me reste que peu de souvenirs. Nous n'avons gagné que 4km, tant la trace était difficile avec notre lourd chargement.

Le lendemain rien n'a changé. Nous avançons tels des boeufs tirant leur charrue. La neige est profonde et nos pulkas y tracent un véritable sillon aussi profond que large. De temps à autre une vague de glace ou un petit lac glaciaire nous contraint à tracer dans une pente en dévers. Mais voilà, la pulka a un caractère joueur. Comme les enfants qui aiment à se rouler sur les talus d'herbe verte, elle aime à partir en tonneaux sur les pentes enneigées. Le brancard qui nous y relie, a du mal à suivre le mouvement, le voilà qui part en vrille et tente de nous envoyer le nez dans la neige. Stop ! Commence un petit cérémonial : détacher la ceinture du brancard, faire marche arrière. Notez que nos skis munis de peaux anti-recul y mettent beaucoup de mauvaise volonté. Nous voilà courbés en deux, tirant, poussant, s'escrimant à remettre la pulka à l'endroit. Et lorsque c'est fait, elle est toujours en dévers et souvent à coté de la trace. D'ailleurs, elle se montre très peu coopérative pour y retourner. Il faut empoigner les montants du brancard, faire bras de levier pour s'opposer à une nouvelle roulade, tout en sortant soi-même de la trace afin d'y ramener la pulka. Et bien sûr quand elle y revient, elle tente d'y verser au lieu d'y descendre gentiment … Je vous avais bien dit que la pulka a un caractère joueur ! La première fois on rit un peu, mais à la trentième beaucoup moins, je crois même avoir un peu juré et je n'étais pas le seul.
Il fait gris depuis le matin, lorsqu'enfin le soleil sort des nuages et les sommets avec. Le paysage est superbe, immense et comme lavé par toute cette neige immaculée. La température monte en flèche, strip-tease improvisé allongé sur la pulka, le collant est franchement de trop, une heure plus tard, je recommence, ce coup-ci, exit le sur-pantalon Gore-Tex, un petit pantalon d'été sera plus que suffisant. Mais avec la chaleur, la neige commence à coller sérieusement. Pause déjeuner et tentative désespérée de faire glisser ces fichues pulkas à coup de fart et de savon. On sent un mieux. Mais voici que le glacier se complique, les vagues se creusent, nous sommes contraints à d'amusantes montées et descentes. Enfin amusantes pour ceux qui regardent car les chutes ne manquent pas de piquant, lorsque la pulka un peu pressée, renverse son conducteur et sans complexe lui passe sur le corps. Il fait maintenant grand beau. La neige qui s'est tassée et a durci sous l'effet d'un petit vent frais, laisse bien glisser nos pulkas. Les jurons sont oubliés, on profite tous, chacun dans ses pensées, de ce moment de calme et de plaisir dans ce paysage somptueux. Derrière nous le troisième affluent, le Yatmaru Glacier, au sud une barrière de 6000m sans nom, la lumière est belle. Les appareils photos crépitent. Les duvets sèchent au soleil. On fait bien d'en profiter.

Au petit matin, le ciel est voilé. Les crevasses semblent barrer tout le glacier et nous passons deux heures à tourner Pierre et moi, chacun de notre coté, pour trouver un passage. Les petits raidillons déséquilibrent Jahan Geer. Sentant son inexpérience, ses skis refusent d'accrocher. Juste à coté, les 50kg de Christine peinent à faire le poids contre les 45kg de sa pulka. Quand enfin nous atteignons une zone moins chahutée, le jour blanc s'est installé. Pierre légèrement en avant du groupe, disparaît soudain, suivi aussitôt par sa pulka à pleine vitesse. Il est à plat ventre dans la neige deux mètres sous la trace, avec sa pulka qui l'ayant survolé, s'est fichée, nez dans la neige. Plus de peur que de mal. Mais la crainte que cela se reproduise, ne quittera plus l'homme de tête de toute la journée. Et l'homme de tête, ce sera-moi : hasard ou nécessité ? En l'occurence vers 16h, alors que nous traversons un quatrième glacier affluent sur des lames de glace de plus en plus effilées, ma pulka décide sans me demander mon avis, de prendre la tangente. Déséquilibré, incapable de la remonter, avec cette neige gelée où mes skis ne trouvent que peu d'accroche, je suis contraint de m'en séparer et de la laisser filer six mètres plus bas, dans un sillon heureusement large et plat. Puisqu'elle a choisi, nous y monterons le camp. D'ailleurs ses trois copines suivront la même trajectoire, éjectant parfois dans leur tonneaux, quelques boites et paquets de gâteaux. Il commence à neiger et cela va durer 36 heures. Nous ne quittons pas la tente, sauf pour la soulager des kilos de neige qui la font s'affaisser. Un peu de lecture, on boit, on mange, on dort et on recommence. Le moral est atteint, car en cinq jours nous n'avons parcouru que 17km, alors que nous espérions en faire 40 et avoir atteint le col d'Hispar. Nous sommes au confluent des glaciers du Khani Basa et d'Hispar. Conseil de guerre et décision commune, cap sur le col, on continue. Il est tombé au total un mètre de neige fraîche. Il faut vraiment être "bœufs" pour venir tirer sa pulka par ici. Allez encore 5km dans la bonne direction, enfin sans compter les zigzags. Il neige à nouveau. A la faveur d'une éclaircie, nous apercevons une large barrière de séracs qui barre la dernière pente plus raide menant au col. A droite sur une banquette incertaine exposée aux avalanches ou à gauche au milieu des trous béants, am-stram-gram-pic-et-pic-et-col-et-gram ! La nuit porte conseil, ce sera à gauche. Je vous passe la neige profonde, la pente raide et l'inadaptabilité des pulkas au grand art de la conversion, pour vous dire qu'on en a ch.é. Mais il me faut ajouter que Pierre a été parfait au cours de cette étape critique et décisive. Volontaire, confiant, optimiste même, il le fut pour nous quatre réunis. Il a tracé huit heures durant un chemin régulier et petit à petit nous a conduit de bosse en bosse, au sommet de la chute de séracs, en vue du col qui nous semblait tout proche, à l'altitude magique de 5000m. Le moral était revenu, le col semblait maintenant à notre portée : la délivrance après tant de doutes.

 

Le " Summit Day "


La nuit fut étoilée et froide. -12°C dans la tente, probablement -20° dehors, si ce n'est moins. Le lever de soleil est grandiose, le ciel est sans nuage, les presque 8000m s'allongent à l'horizon, enfin sortis de la crasse. Ils sont tous là, ceux dont on a longé les pieds et maudit les débris. Nous partons le cœur joyeux, le but est proche. Enfin, il nous semblera " proche " trois heures durant, pourtant nous avançons sans une pause, sur une neige glissante avec des pulkas enfin assagies, c'est à n'y rien comprendre. A l'horizon, le Baintha Brakk, aussi appelé l'Ogre, oscille au-dessus de la ligne blanche du col. Il monte, descend, disparaît presque, puis remonte, au gré des creux et des bosses imperceptibles du glacier que nous suivons tels des fourmis dans ce grand désert blanc. Enfin, il émerge pour de bon, on aperçoit le bas de sa face nord qui baigne dans le " Snow Lake ", le fameux " lac de neige " visité par Conway en 1892. Nous tombons dans les bras les uns des autres, félicitations et photo de groupe de rigueur.

Les expéditions qui ont traversé ce col en saison hivernale se comptent sur les doigts de la main. Christine est très probablement la première femme et Jahan Geer le premier Pakistanais. Cependant chaque été le col voit passer une centaine de trekkeurs et les Baltis passaient autrefois par là pour venir dérober des chevaux à leur riches voisins.
Mais devant, ce n'est pas encore gagné, la pente plonge, dérobant aux regards la suite de l'itinéraire, et ce qu'elle laisse voir sur la gauche est une terrifiante chute de séracs, proprement infranchissable. Nous nous engageons au centre et pour la première fois les pulkas cessent de traîner les pieds, elles nous pousseraient presque dans leur hâte à redescendre. Nous faisons quelques grands virages entre des dépressions peu dangereuses. Comme la veille nous sommes encordés deux par deux, ainsi que nos pulkas. La pente augmente encore un peu, l'équivalent d'une piste rouge tout au plus, cependant la neige profonde s'alourdit sous l'effet du soleil et la pulka complique les choses. Quelques chutes plus tard et un aller retour supplémentaire pour les plus à l'aise afin de descendre les pulkas, nous nous étalons au soleil, au-delà des difficultés, savourant le cadre unique. Camping 5 étoiles à l'altitude du Mont Blanc, sur le fameux " Snow Lake ", en fait à la confluence de deux bassins glaciaires quasiment plats, chacun de 15km de long et 6 de large.

 

La descente


S'il ne fallait garder qu'un seul jour en souvenir, ce serait certainement celui-là : une tempête de ciel bleu, une neige immaculée, un festival d'aiguilles de granit, entaillées de couloirs de neige, une impression d'immensité à vous couper le souffle et un coucher de soleil somptueux aux couleurs chaudes.

Après on retourne à la routine, ciel gris, neige, neige et neige. Encore 24h de repos forcé, il neige toujours mais on nous attend, alors en route… Voici le lieu du rendez-vous avec nos porteurs venus d'Askole pour nous aider à redescendre notre matériel dans la vallée. Malheureusement le glacier de nouveau plus chahuté ne permet pas de le rejoindre à skis. Pied à terre, nous revoilà simples marcheurs et il nous faut faire des allers-retours dans les méandres de crevasses et de rochers instables pour rejoindre la moraine où nous dressons le camp. Au matin les quatre porteurs nous ont rejoints. Et oui, quatre suffisent alors qu'ils étaient dix pour monter. Comme il fait beau de nouveau et que nous avons le temps, les porteurs font quelques essais improvisés sur nos skis, peu de chutes mais de nombreux déséquilibres miraculeusement rattrapés. Dernière langue de neige où nous tirons les pulkas et dernier campement sur la glace. Pour finir le trek, une très longue marche, sur le glacier couvert de roches, les moraines instables puis enfin la plaine et ses sentiers civilisés. Askole, premier ou dernier village habité suivant que l'on descend ou remonte cette vallée du bout du monde, a vu défiler de nombreux occidentaux, puisqu'il est le point de départ vers le célèbre K2 et les moins connus, Broad Peak, Hidden Peak, Gasherbrum et tours du Trango. Cependant la saison des expéditions n'a pas encore commencé et nous sommes les premiers étrangers de l'année, le premier succès aussi. En contrebas du village, la route arrive depuis seulement quelques années, et elle n'est pas praticable tout les jours. D'ailleurs deux jours avant notre arrivée, plusieurs éboulements liés aux précipitations l'ont coupée en quatre points. Elle ne serait pas encore rouverte, il va nous falloir attendre. L'ambiance au campement est morose, Pierre part aux nouvelles. Sur ces entre-faits un pakistanais avenant s'approche de nos tentes, tout content de nous voir. Il arrive juste de Skardu avec sa jeep et est chargé par l'agence de nous ramener. En fait nul ne sait encore à Islamabad que nous avons réussi. Et le chauffeur qui devait avoir des doutes sur nos chances d'y parvenir, nous félicite chaleureusement. Nous sommes, nous aussi, ravis de le voir, car cela signifie que la piste est de nouveau praticable. En fait, elle sert pour l'approvisionnement des troupes stationnées sur le plus haut champ de bataille du monde, aux confins du glacier du Baltoro et du Siachem, une zone du Cachemire que se dispute l'Inde et le Pakistan. Du coup, l'armée qui avait planifié un approvisionnement a mis les bouchées doubles pour la remettre en état au plus vite. C'est une superbe piste, qui chemine à flanc de canyon. La lumière du matin est très belle. Les premiers îlots de verdure blottis dans un creux de vallée nous impressionnent beaucoup après 15 jours de traversée d'un désert minéral et glacé. Encore sept heures de piste cahotiques et nous sommes à Skardu, logés dans le motel historique de toutes les grandes expéditions. Les murs sont couverts de photos, d'articles de journaux et de cartes postales relatant les aventures de ceux qui ont séjournées ici. Au pied de la terrasse, l'Indus s'écoule paisiblement. L'atmosphère est à la sérénité.

Nous sommes chanceux, il fait grand beau, l'avion pourra décoller, nous épargnant 20 heures de bus plutôt éprouvantes jusqu'à Islamabad. L'aéroport se situe dans une vallée assez large, mais bordé de très hautes montagnes. Aussi l'avion a-t-il à peine décollé, qu'il tourne déjà et dans une spirale s'élève à l'aplomb de la ville. Au loin à l'est le K2 n'est qu'un petit sommet parmi la multitude, à l'ouest un autre 8000m célèbre, le Nangat Parbat, surnommé le mangeur d'hommes, forme comme un dernier îlot avant la plaine. Si les hublots des avions de la Pakistan Airlines n'étaient pas si rayés, vous auriez vous aussi pu profiter de ce somptueux décor à travers mes photos.
Tout au long du retour, d' Askole à Islamabad, Jahan Geer retrouve ses amis qui l'avait traité de fou avant son départ. Tous sont très impressionnés par notre succès. Jahan Geer, petit guide, venu au métier sur le tard, est dorénavant un héros parmi ses pairs. Même un journaliste de Peshawar vient longuement nous interviewer pour écrire un article sur notre traversée. Dernier jour de tourisme à la mosquée Faysal et c'est le retour en France, la tête pleine de souvenirs. Mais dans l'avion, déjà je rêve d'une autre traversée à ski, au coeur des glaciers perdus entre Chine et Pakistan. Un jour peut-être...